Je reprends le livre de Katagiri Roshi Retour au silence, pour un passage qui nous parle du « sumi-é - un dessin à l’encre de Chine, c’est-à-dire à l’encre noire. Comment le regarder ? Qu’y voyons-nous, et même que pouvons-nous y entendre ?
Il nous dit tout de suite que le noir n’est pas le noir, et que pour bien voir, il nous faut être à l’écoute du rythme de l’univers…Alors vous sentirez comme est fraîche la brise qui joue dans les branches du pin du sumi-é…
Le texte :
La brise dans le sumi-e
Au Japon, il existe une forme d’art appelée sumi-e . Le sumi-e ne fait appel qu’au pinceau et à l’encre de Chine. L’encre de Chine est l’encre de Chine, mais le noir de l’encre de Chine n’est pas une couleur ordinaire. Si vous peignez un pin à l’encre de Chine, sa couleur noire engendre de nombreuses couleurs.
Peut-être avez-vous déjà vu des sumi-e : un esquif, un pêcheur dans l’esquif, l’océan. Et, dans un coin, un arbre. C’est tout. Pouvez-vous imaginer cela ?
Juste un petit bateau et un petit arbre, pas de couleur, rien que du blanc. Le blanc est une couleur, mais, à partir du blanc, on crée l’espace, et beaucoup de couleurs. A partir de cela, vous pouvez voir l’immensité du monde : les jours ensoleillés, les jours gris, les océans – tout cela exprimé de manière différente. A partir du sumi-e, vous pouvez ressentir tout cela ; c’est pourquoi, dans le sumi-e, le noir n’est pas que noir.
Ce qui caractérise aussi le sumi-e, c’est que, pour le réaliser, il faut être à l’écoute du rythme de l’univers, du rythme du monde – l’arbre, le bateau, l’océan. L’océan est blanc, mais vous devez avoir des yeux pour le voir, des oreilles pour entendre son rythme, et le rythme du bateau, et le rythme de l’arbre. C’est très important. Un poème composé par le célèbre maître zen Ikkyu Zenji illustre cela. Il dit :
Et le coeur,
qu’est-ce que c’est ?
C’est le chant de la brise dans les pins
ici, dans le sumi-e.
Selon le bouddhisme, l’esprit n’est que le chant de la brise du pin dans le sumi-e. Ici, sur le papier, il y a le pin, et l’océan, et le bateau. Et vous pouvez sentir cette brise et le chant de cette brise d’après la peinture.
Dans un autre poème, un maître zen dit :
La brise dans le sumie,
Comme elle est fraîche !
Même l’unité disparaît
Quand elle culmine dans le non-deux.
Deux signifie le monde dualiste. Si vous voulez nager, par exemple, il y a l’océan et vous. C’est dualiste. « Elle culmine dans le non-deux » veut dire sauter dans l’océan. L’océan et vous, vous devenez un. C’est l’état ultime de l’unification dans l’un.
En d’autres termes, l’unité n’est pas une idée d’unité. L’unité que vous formez avec l’océan est quelque chose d’actif, quelque chose qui ne laisse aucune trace de forme.
L’activité est mouvement incessant, moment après moment. On ne s’en rend pas compte, mais l’esprit observe toujours l’activité au moment même de l’activité. Quand vous observez l’activité, elle est immédiatement forme ou expérience. Mais, au coeur même de l’activité, il n’y a pas de forme. Tout ce que vous avez à faire est d’être là. C’est l’unité.
L’unité est le rythme de l’identité entre l’océan et vous. Ce moment d’unité, c’est ce qu’on appelle « nager ». Nager est nager sans cesse. Si vous avez une faiblesse physique, vous ne pouvez pas nager. Aussi votre corps et votre esprit doivent-ils fonctionner correctement ; c’est « nager ». Ne laisser ni trace ni forme.
C’est pourquoi le maître zen dit : « Même l’unité disparaît quand elle culmine dans le non-deux. » C’est la brise dans le sumi-e. Ce n’est pas quelque chose de mort. Il faut en prendre conscience. C’est frais.
« Comme elle est fraîche ! » veut dire que vous ne pouvez pas expliquer, mais que vous sentez comme elle est fraîche. C’est de la plus haute importance.
Si vous ne laissez ni trace ni forme, l’expérience devient comme une brise dans le sumie.
Quelque chose est dessiné par le pinceau ; mais bien que vous dessiniez le pin sur le papier, le pin n'est pas quelque chose qui est dessiné.
Il doit être une chose vivante, exactement semblable au pin qui vit dans la nature. Alors nous sommes bouleversés par le tableau.
Si vous comprenez réellement le pin, le pin devient vivant sur le papier. Vous pouvez sentir la brise qui joue dans le pin. Vous pouvez entendre le chant de la brise et sentir sa fraîcheur. Vous ne pouvez pas l'expliquer, mais c'est beau.
Katagiri Roshi Retour au silence
Donc, brièvement,-ce qu'il nous dit ici, entre autres choses, c'est encore une fois : ne laissez pas vos idées, ça veut dire concepts , se mettre entre vous et ce que vous voyez – par ex si je pense encre de Chine, je crois savoir ce qu'est le noir mais Katagiri Roshi me dit : non on sait pas ce qu'est le noir, donc on na pas vu un sumi-e, « vu » au sens le plus profond du terme, tant qu’on n’a pas oublié tout ce qu'on sait sur la couleur noire : « dans le sumi-e, le noir n’est pas que noir »...
Il nous dit aussi que nous pouvons « entendre le chant de la brise dans les pins » en regardant le sumi-e ; alors que si je pense « peinture », je pense les yeux, le regard- or, il me dit bien nous pouvons aussi entendre cette brise... « Entendre avec les yeux, voir avec les oreilles », c'est un vieux proverbe du Ch’an, il nous faut réfléchir à ce que cela veut dire, casser nos automatismes, nos concepts...
Nous allons surtout, c’est là le point central, apprendre à voir l'espace, pas seulement ce qu’il contient. En général, nous regardons ce qui est contenu, par ex les meubles dans une pièce, ou dans un dessin ou une peinture, nous regardons les traits, ou le sujet. Par ex, si vous êtes devant une feuille blanche et puis si on dessine un carré noir, vous allez voir le carré noir et vous allez rater le plus souvent l'espace blanc qui l'entoure.
C’est cela que le sumi-e nous apprend à voir : non seulement l’espace, mais l’immensité ! Cette immensité de zazen...
Et pour cela, il nous faut entendre le chant des pins et surtout entrer dans le rythme de l'univers.
Et à ce moment-là, je passe au-delà de la dualité entre moi qui regarde et ce qui est regardé.
Dualité, ce qui est différent et indissociable :quand j'ai blanc, j’ai noir ; quand j'ai froid j'ai chaleur- on a deux choses face à face. C'est ce qu'on appelle la dualité.
Et quand on arrive à voir les deux choses ensemble, c'est-à-dire que lorsqu'il y a l'océan et moi il y a deux, et lorsque je suis un avec l'océan, il y a unité.
Mais Katagiri Roshi me dit qu'il faut aller encore plus loin parce que l'unité, lorsqu'elle est un concept, il y a encore la dualité dedans.Mais lorsqu’elle l’unité est abandonnée, digérée, elle n’est plus rien, elle est « vide », « sans traces », comme l’espace, comme l’immensité.Il nous faut digérer le concept d'unité et à ce moment-là nous sommes au-delà de l'unité et ce qu'il nous reste eh bien, c'est le blanc, c'est le vide, c'est l'espace, le rythme de l'univers, et l’immensité !
Si vous ne laissez ni trace ni forme,
votre vie devient aussi légère
que la brise dans le sumi-e...

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