Pouvons-nous arrêter de nous voir partout, de mettre des morceaux de nous-même partout...devenir un peu plus transparent, pour laisser passer la lumière- complètement transparent, c’est sans doute l’Eveil : ne faire plus qu’un avec comme le Bouddha et l’étoile du matin.
...Voir un « moi » plus vrai, plus simple… le « moi » qui n’est plus un obstacle...Alors, que voit-on lorsque la lumière surgit ?
Le Zen est d'abord, et avant tout une discipline visant à l'illumination. Qu'est-ce donc exactement que l'illumination ? Les maîtres zen refusent de répondre abstraitement à cette question, ils disent avec insistance que c'est une affaire d'expérience personnelle, au-delà des mots. Illumination est un terme occidental pour lequel il n'y a pas d'équivalent exact dans la tradition zen, qui préfère parler de voir, témoigner, saisir la nature des choses, s'éveiller, et elle parle aussi, rarement, d’éclat. Tout cela est bien, mais nous voulons quand même savoir : que voit-on lorsque la lumière surgit ?
La réponse est aussi simple que décevante : vous ne voyez rien qui n'ait été là avant. Vous le voyez seulement plus clairement, même si ce n'est que pour un moment fugace, que vous ne le pouvez à travers les verres sombres d'un parti pris, d’une attente ou d'une croyance qui vous sont propres
Et avec le temps et la pratique, ces éclairs de perception peuvent survenir de manière plus rapprochée et durer pendant de plus longues périodes, créant un état d'esprit et de cœur incomparable, un état dans lequel toutes les dualités et les tensions de l'esprit se relâchent pour simplement goûter le moment présent, une sorte de conscience d'absence de conscience- ou encore ce que la tradition bouddhiste appelle Nirvana.
Heureusement, l'expérience d'un tel état est beaucoup moins ésotérique que l'explication qu'on en donne. Tout comme la pratique d'inspirer et d'expirer attentivement, de s'asseoir pour méditer et de se relever pour mener sa vie, la discipline zen a deux aspects.
Dans le premier, on s'assied et on clarifie l'esprit dans le but d'absorber par son souffle le monde entier : tous les souvenirs qu'on en a, toutes les personnes et tous les lieux, tous les arbres, les montagnes et les rivières. On pourrait se représenter cela comment entrer dans une galerie des glaces : où que l'on regarde, on voit son propre reflet.
Nous pensons voir les choses de façon objective, comme elles sont vraiment, mais dans le silence de zazen, nous voyons qu’en fait nous avons mis un morceau de nous-même : appréciation, jugement, idées préconçues, souvenirs etc Ceci est beau/ ceci est bien/ j’aime etc...
Chaque miroir- chaque chose devient un miroir qui en fait nous renvoie une part de nous-même, mêlée à la chose vue-
Chaque chose-miroir- a sa propre qualité et vous montre quelque chose de vous-même que vous n'aviez pas vu auparavant. De la plus petite fleur à la bête la plus sauvage, jusqu'au téléphone portable dans votre poche, chaque chose-miroir réfléchit un rayon de vérité quant à ce que vous êtes, sur le mélange de jugements, d’idées etc que vous avez fini par accepter comme étant le monde objectif.
En fait un monde que nous avons construit à partir d’expériences, de jugements, d’idées préconçues...
Nous avons découvert le monde, puis nous l’avons empli de notre regard : jugements, appréciations etc et nous pensons que ceci est le monde « objectif ». Et donc que « je » suis coupé, séparé de ce monde, que j’existe dans une sorte de point de vue surélevé par lequel le monde m’apparaît.
Le je, qui s'est assis enveloppé d'une peau qui est celle de « moi » seul et préoccupé de mes seuls désirs et soucis, commence à ressembler de plus en plus à un être de fiction, une coque dure : non, seulement cette fausse protection filtre ce qui est juste devant moi, - mes idées, jugements etc sont le filtre-mais encore cette coque dure, cette carapace que j’appelle « moi » obscurcit la vision que j'ai de qui je suis.
Zazen me montre que ce « je » que je pense séparé est en fait formé à la fois des choses et de mon regard sur les choses, les deux étant inextricablement liés. Ce « je » séparé n’est autre qu’une construction instable qui n’existe que dans un monde imaginaire.
Lorsque je suis assis.e immobile et inspirant tout ce qui passe par l'œil de l'esprit –pensées, images, sentiments, souffrance, espoirs –je commence à voir un « je » différent de la confusion des comportements quotidiens que j'ai pris l'habitude de considérer comme étant moi-même : émerge un moi, plus simple, plus vrai.….
Lorsque je me suis dégagé de tout ce fatras dans ma tête, à travers ce qu’il appelle l’oeil de l’esprit-pensée, lorsque j’arrive à une vision plus juste, dépouillée ( le mot de zazen) de tout ce que j’y ajoute habituellement, à ce moment là, ma confusion habituelle décroit, et je commence à voir un « moi » dit-il plus vrai et plus simple, ce qu’on appelle le dépouillement, le lâcher-prise.
« Posez-le, posez-le un peu pour voir ! » disait Lin Tsi à ses moines...
Mais ce n'est là que la moitié du travail à faire dans la pratique du Zen. La discipline consistant à se centrer sur toute chose comme niant l'égo quotidien et validant un soi plus vrai demeure, en un sens, encore centré sur l’ego.…Le faire est toujours fait par l’ego...
L'acte même de s'asseoir en méditation met en évidence l'ingrédient manquant : le retour à la confusion bruyante du monde ordinaire, qui est là pour exalter le « je », une fois qu'il a inhalé le monde dans la quiétude sereine, centrée de l'esprit et du corps.…On ne peut pas rester dans ce monde de miroirs, qui nous renvoie notre propre image plus nue car il y a encore « quelqu’un « pour y rester...
Ici, l'enjeu est différent : les miroirs dans lesquels on voit son « soi « plus vrai ont eux-mêmes à être traversés, dépouillés de leur tain, un à un, et rendu transparents, de façon à devenir des fenêtres, ouvrant sur le soi intérieur plus authentique des réalités du monde.
Même si les miroirs nous renvoient maintenant une image plus claire de ce « je », il faut encore qu’ils – les miroirs, et ce nouveau « moi »- deviennent transparents pour que le moi, même si il en demeurera encore un reflet, puisse laisser passer la lumière à travers lui. IL s’agit de transparence, lorsque le moi n’est plus un obstacle, à peine peut être une ombre, pour laisser passer le monde à travers nous : et donc le voir vraiment, hors de tous nos concepts et idées. – Suzuki Roshi nous dirait que nous devons aussi « digéré » ce nouveau moi...
Même si le pale reflet du « je « demeure sur le devant de la vitre, il laisse passer la lumière qui vient de derrière lui. Chaque chose et chacun, l'un, après l'autre, se valident eux-mêmes pour moi, simplement tel qu'ils sont, sans interférence d'un quelconque souci que je pourrais avoir d'une sagesse, d'une vision, ou d'une compréhension plus grande de moi-même.
Je ne suis plus la personne qui valide- acceptant ou refusant les choses, les aimant ou pas etc.. Je ne valide même plus la personne que je suis...Fin des termes « sagesse », « vision » ou « compréhension » de moi...le moi est transparent, fluide, rencontrant chaque chose telle qu’elle est, sans étiquette- et il ne s’étiquète plus lui-même non plus !
Le « je » qui se perçoit dans un « autre », est transformé en une rencontre entre soi et soi, on a lieu où la distinction entre « je » et « l'autre » est secondaire.
Il y a ici des guillemets à « je « et à « autre » car ce sont là des termes d’avant, d’avant cette rencontre entre des distinctions qui se sont éteintes- sont secondaires dit-il, des séparations fausses qui se sont effacées. Dire qu’il n’y na plus que « je » serait faux toutefois, dire qu’il n’y a plus que « autre » faux aussi, . Plus de mots !
Ces deux phases : voir, à travers les miroirs de la pratique, qu’on se met partout puis laisser ces miroirs, et ce qu’ils reflètent de moi, devenir plus transparents-, de la discipline zen –la rupture avec le « je » quotidien, à travers sa redécouverte comme un moi plus vrai et la percée de ce moi plus vrai vers la réalité des choses, simplement telles qu'elles sont- ne sont pas des étapes le long d'un chemin menant à l'illumination. Là pourtant on y a cru, non ?
En fait, l'illumination n'est pas du tout une destination, quelque trésor à posséder ou un sommet à escalader. C'est une voie qui éclaire les choses de la vie, en voyant autant, et aussi clairement que chacun le peut, de façon précisément qu'on puisse vaquer à ce qui doit être fait, on se centrant aussi peu que possible sur soi.
On est arrivé : on voit clairement sans se mettre sans cesse au milieu ; il n’y avait rien à gravir, surtout rien à ajouter que ce soit sagesse ou vison, il n’y a rien de plus à attendre puisque comme il l’a dit au début, tout était déjà là. C’est moi qui ne voyais pas clairement, embrouillé.e que j’étais dans mes propres reflets : « Illumination:vous ne voyez rien qui n’ait été là avant ». La différence maintenant est que je laisse passer la lumière peut-être..
Est-ce que ça veut dire que le monde a changé ? Pas vraiment...
Alors, que voit-t-on lorsque la lumière surgit ?
On voit la souffrance, la cruauté, l'inégalité, la violence, la laideur - la vérité nue et honteuse des abus tout autour de nous, à la fois ceux que la société civilisée condamne ouvertement, et ceux qu'elle excuse en silence.
On voit la beauté, la gentillesse, la générosité, l'espoir, la joie –la vérité nue et glorieuse de ce qu'il y a de plus noble dans notre humanité.
Ou bien, je vois toute cette avalanche de malheur et de bonheur, ou bien je suis en train d'être être trompé par une illusion.
Cette illusion d’un moi qui ne voit que partie des choses, trompé par lui-même et ses attentes, refus etc, mais trompé aussi par ce qui lui a été appris, chaque société ayant son propre regard et ses propres valeurs-là, lorsque ce moi s’est un peu effacé, j’en vois l’entièreté, malheurs et bonheurs du monde. Et à ce moment-là, vision juste et responsabilité morale peuvent nous permettre dit-il d’agir, car c’est bien de cela qu’il s’agit, non pas rester dans nos miroirs, ni dans la fascination du monde, mais agir, revenir à la place du marché, avec « un peu moins d’illusions et un peu moins d’ego ».
Connaître la différence entre ce que je peux voir et ce que j'ai été conditionné à voir ou bien ce que je me suis seulement habitué à voir, cela demande une discipline.
Le zen en est une forme. Le Zen n'est ni une stratégie pour agir moralement, ni ce qui nous donne des principes pour porter un jugement moral.
Si la conscience sociale et environnementale de l'époque sert à nous rappeler que l'illumination sans responsabilité morale est bancale, le Zen aide à rétablir un équilibre, en rappelant que l’indignation morale sans illumination est aveugle.
Il n'a pas d'autre but que d'ouvrir nos yeux de façon à ce que nous puissions penser et agir avec un peu moins d'illusion et un peu moins d’égo.
James W Heidig in Voies de l’Orient Janvier 2011
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